« En ces temps heurtés où seules les racines comptent, où règne l’injonction identitaire, où l’étranger, plutôt que d’aiguiser la curiosité, fait naître si souvent le soupçon, il est heureux qu’une part de l’Europe soit en Méditerranée.
Car cette mer aux quatre rives, qui a vu naître et mourir des empires, sait qu’il n’y a pas de source unique.
Tout s’entremêle, se chevauche, s’influence… dans l’architecture, les savoirs, la cuisine.
Je pense souvent à ce port, au matin, emplie d’une foule inquiète. Les familles se pressent sur les quais. Elles sont nerveuses et agitées. On leur a dit que tout le monde ne pourrait pas monter.
Ce sont les musulmans quittant l’Andalousie, les Grecs d’Asie, chassés de leurs terres, les pieds-noirs, laissant derrière eux Oran ou Alger, les juifs d’Europe qui veulent atteindre Israël.
À chaque fois, c’est la même foule compacte. Les mères tiennent bien serrés leurs enfants par la main pour ne pas les perdre.
Tous ces gens qui espèrent, attendent, s’inquiètent, murmurent des prières en se recommandant à la Fortune, tous ces gens, ce sont nos aïeux.
De toute éternité, il y a eu, sur cette mer, des routes incertaines empruntées par ceux qui voulaient tenter leur chance.
Ou fuir les mâchoires de l’histoire.
Eux, comme nous. Hier comme aujourd’hui, depuis toujours, face à la mer.
Et à tous, Ulysse murmure :
« Écoutez.
Je suis l’envie de partir. Et l’errance en chemin.
Je suis la peur et la curiosité. Écoutez. Je suis le voyageur qui fait rêver les Dieux. Car, dans mon poing serré, il y a le vent du Cap Sounion. Les chèvres de Crête. L’odeur lourde du figuier. Un peu de pain frotté d’huile d’olive. Et la baie d’Argos, baignée d’éternité.
Écoutez, je n’ai pas peur.
Le vent finira par me déposer.
Je suis juste perdu et retrouvé.
Perdu.
Et retrouvé. »
Laurent Gaudé